Le principe de parcimonie – parfois appelé rasoir d’Ockham d’après le moine franciscain anglais Guillaume d’Ockham (vers 1285 – 1347), précurseur en logique – est un principe commun à la philosophie et aux sciences. Il a, en fait, été énoncé bien avant, l’occurrence la plus ancienne que j’ai pu trouver étant dû à Aristote1Ἀριστοτέλης, Φυσικὴ ἀκρόασις. Disponible en ligne. Une traduction en français par Pierre Pellegrin : Aristote, 1999. Physique, Flammarion. Disponible en ligne. (384 – 322 avant J.-C.), lui-même le faisant remonter à Empédocle (vers 490 – vers 435 avant J.-C.). Cependant, Proclus (412 après J.-C. – 485) le fait remonter à Pythagore (vers 580 – vers 495 avant J.-C.)2La seule version que je connais de l’ouvrage en question est cette édition allemande, qui semble faire référence : Manitius, C. (éditeur et traducteur), 1909. Procli Diadochi hypotyposis astronomicarum positionum (Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana), Teubner, Leipzig. Réimpression en 1974 : Teubner, Stuttgart..
Ce principe n’est pas toujours bien compris, il est parfois utilisé d’une manière dénotant d’une méprise sur ce qu’il signifie véritablement. Je vous propose dans un premier temps de voir un rapide historique de ce principe, avant de commenter ce qu’il signifie. Cet article s’inscrit donc dans la suite de la série sur l’histoire des sciences et de vulgarisation que j’ai entamée vu d’ici.
Non, je n’ai pas encore précisé ce que spécifie ce principe. Ceci est un procédé à peine honnête qui a pour but de créer un suspens à la limite du soutenable, afin de vous rendre captif de ma prose et faire en sorte que vous alliez au bout de cet article. Cependant, ne vous inquiétez pas : l’explication arrive dans quelques lignes !
Le rasoir d’Ockham était affûté avant Guillaume d’Ockham
Comme indiqué plus haut, la première mention de ce principe que j’ai trouvé remonte à Aristote. Dans le premier tome de sa Physique, 4, 188a17, on le trouve ainsi exprimé :
« Il vaut mieux prendre des principes moins nombreux et de nombre limité, comme fait Empédocle. »
Le principe de parcimonie est parfois résumé en indiquant qu’entre deux explications équivalentes, il faudrait sélectionner la plus simple. Remarquons que, dès Aristote, ce n’est pas ainsi qu’il est présenté. Aristote invite non pas à chercher l’explication la plus simple, mais à ne pas multiplier les « principes ». Encore faut-il préciser ce qu’il entend par « principe ».
Pour expliquer un phénomène, quel qu’il soit, on a recours à une série de mécanismes. Prenons par exemple la chute des corps – je prends cet exemple car c’est le sujet de l’article suivant dans la série de vulgarisation et d’histoire des sciences de ce site. Pour Aristote, dont j’ai parlé du modèle du Monde par ailleurs, les corps relevant des éléments terre et eau ont un mouvement naturel vers le bas, dont la vitesse va dépendre de la capacité du corps à fendre l’élément air, laquelle capacité dépend du poids et de la forme du corps. Pour expliquer le phénomène de chute des corps, Aristote a donc recours à plusieurs mécanismes, ce qu’il nomme « principe » : le mécanisme de mouvement naturel des éléments, la capacité à fendre l’élément air, le poids et la forme du corps. Le principe de parcimonie, tel qu’exprimé ici, invite donc à ne pas démultiplier les mécanismes pour expliquer un phénomène donné.
Ce principe sera intégré à la scolastique et donc à la pensée chrétienne. On le trouve par exemple chez Thomas d’Aquin (1225 – 1274)3Thomas de Aquino, 1265 – 1274. Summa theologiæ. Disponible en ligne. Une version française : Thomas d’Aquin, 1984 – 1986. Somme théologique, 4 tomes, édition du Cerf, Paris. Disponible en ligne.. Dans la Somme théologique, première partie, Q. 2, art. 3, obj. 2, le principe de parcimonie est énoncé ainsi :
« […] quod potest compleri per pauciora principia, non fit per plura. »
Ce qui peut être traduit en « ce qui peut être accompli par des principes en petit nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux ». Une fois de plus, l’idée est de ne pas démultiplier les mécanismes pour expliquer un phénomène.
Cependant, la formulation la plus célèbre de ce principe est donc due à Guillaume d’Ockham. Il l’a formulé à plusieurs reprises, la première que j’ai pu recenser se trouve dans le livre II de l’ouvrage Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico4Gulielmus Occamus, 1319. Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico. Voici comment il y est énoncé :
« Pluralitas non est ponenda sine necessitate. »
Que l’on peut traduire ainsi : « une pluralité ne doit pas être posée sans nécessité ». Une fois de plus, le propos est de ne pas multiplier les hypothèses s’il est possible d’éviter une telle multiplication.
Notons que le terme « rasoir d’Ockham » n’est pas dû à Guillaume d’Ockham. La plus ancienne mention de ce principe sous ce nom que j’ai pu trouver vient de William Hamilton (1788 – 1856)5William Hamilton, 1852. Discussion in Philosophy, Literature and Education, Longman, Brown, Green and Longmans, Londres..
Le propos de cet article n’est pas de réaliser un recensement exhaustif de toutes les fois ou ce principe a été formulé, ce serait particulièrement rébarbatif, je ne suis pas sûr que ce soit possible et ce ne serait pas très utile. Signalons simplement qu’il a été réaffirmé tant en philosophie qu’en sciences. Une des dernières formulations du principe de parcimonie provient de l’algorithmique statistique. Cette formulation est due à Ray Solomonoff (1926 – 2009) sous la forme de la théorie d’inférence inductive6Ray Solomonoff, 1964. A Formal Theory of Inductive Inference Part I, Information and Control 7 (1), pp. 1 – 22. Doi : 10.1016/S0019-9958(64)90223-2. 7Ray Solomonoff, 1964. A Formal Theory of Inductive Inference Part II, Information and Control 7 (2), pp. 224 – 254. Doi : 10.1016/S0019-9958(64)90131-7.. Dans ce cadre, parmi toutes les explications décrivant parfaitement des observations, celles nécessitant le moins de calculs sont pourvues d’un poids plus fort. L’inférence inductive est utilisée en intelligence artificielle, plus précisément en apprentissage automatique.
Usons de notre rasoir sans nous couper !
Le principe de parcimonie a donc été réaffirmé et utilisé avec succès plusieurs fois au cours de l’Histoire. Il invite, vous l’avez compris, à faire preuve de parcimonie dans (ne pas multiplier) les hypothèses et mécanismes que l’on invoque pour expliquer un phénomène. Ainsi, entre plusieurs explications d’un phénomène donné, pour peu qu’elles soient toutes aussi satisfaisantes (on supprimera donc les explications qui décrivent moins bien le phénomène), on privilégiera celle qui nécessite le moins d’hypothèses. Par exemple, dans mon article sur le principe de relativité, on a vu que Nicolas Copernic avait relevé que le système héliocentrique répondait mieux au principe de parcimonie que le système géocentrique.
Son usage doit donc permettre de limiter les hypothèses non documentées, ce qui est un moyen de renforcer la cohérence d’une explication avec les phénomènes qu’elle entend éclairer. En effet, en ajoutant des hypothèses qui n’ont pas été validées par des observations, on augmente le risque qu’une ou plusieurs des hypothèses sur lesquelles repose l’explication ne soit pas en accord avec la réalité des faits sur lesquels elle porte. À l’inverse, avec un minimum d’hypothèses non documentées, l’explication a moins de chance de se trouver invalidée.
Cependant, l’usage de ce principe présente également quelques écueils dont il faut savoir se jouer.
Tout d’abord, il faut se méfier des hypothèses qui cachent en réalités d’autres hypothèses complexes. Par exemple, une fois qu’il a été établi que la lumière agissait comme une onde et dans la mesure où toutes les ondes jusque-là observées se propageaient dans un milieu, il a été postulé que la lumière se propageait dans ce que l’on a alors appelé l’éther luminifère8La plus ancienne préfiguration de ce qui deviendra l’éther luminifère que j’ai pu trouver vient de : Isaac Newton, 1704. Opticks: or, a treatise of the reflexions, refractions, inflexions and colours of light, Royal Society, Londres. Une version française traduite par Jean-Paul Marat : Isaac Newton, 2015. Optique, collection « Idem », Dunod..
Cependant, il s’est avéré que l’éther luminifère aurait dû avoir des propriétés très particulières. Notamment, pour pouvoir transmettre la lumière des étoiles lointaines, il lui aurait fallu être d’une rigidité quasiment infinie, mais il devait également ne présenter aucune résistance aux mouvements des objets. En définitive, cet éther était une hypothèse complexe. Ainsi, en proposant la théorie de la relativité restreinte, Albert Einstein va, entre autre, faire le constat que l’éther luminifère pose plus de problème qu’il n’en résout et en tirer la conclusion que la lumière se propage dans le vide9Albert Einstein, 1905. « Zur Elektrodynamik bewegter Körper », Annalen der Physik, n° 17, pp. 891 – 921. Consultable en ligne. Version française disponible en ligne.. Pour mieux dire, le milieu de propagation de la lumière est le vide, car les avancées de la physique, notamment de la physique quantique, nous invite à reconsidérer la notion même de vide – je ne développerais pas plus avant ce point ici, mais dites-moi dans les commentaires si vous jugez intéressant que je rédige un article sur ce sujet. En définitive, ne pas recourir à l’éther luminifère induisait moins d’hypothèses, même si on n’avait alors pas observé d’autre onde se propageant dans le vide.
Il faut également se méfier des explications qui n’expliquent rien. Expliquer que les corps chutent car Dieu – le propos de cet article n’est pas de discuter de l’existence ou non de Dieu, il n’est ici considéré que comme l’explication de phénomènes – l’a voulu ainsi, outre que le fait que l’hypothèse divine est une hypothèse complexe, à tel point que dès l’introduction de la Somme théologique Thomas d’Aquin fait le constat qu’il n’existe pas de définition positive de Dieu, n’apporte concrètement aucune explication : cela revient à dire que les choses sont ce qu’elles sont car telle est la marche du monde. Que Dieu existe ou non, il n’en demeure pas moins que cela n’éclaircit pas le phénomène et ne permet notamment pas de faire de prévision.
La grande vertu du principe de parcimonie est surtout d’aider à éviter les hypothèses ad hoc. Une hypothèse ad hoc est une hypothèse que l’on ajoute à une théorie pour pouvoir en user en dépit du fait qu’elle a été réfutée. Par exemple, force est de constater qu’il n’existe aucun élément attestant l’existence des leprechauns, lutins issus du folklore irlandais. Pour pouvoir continuer à défendre l’existence des leprechauns, il suffit d’ajouter l’hypothèse ad hoc selon laquelle, particulièrement timides, ils font très attention à ne pas être remarqués et que, par ailleurs, ils sont invisibles. À force d’hypothèses ad hoc, on en arrive à des leprechauns qui n’ont ni forme ni odeur, qui sont invisibles et inaudibles, qui n’interagissent avec rien, ne laissent aucune trace, sont indécelables, mais qui néanmoins existent…
Bien entendu, rares sont ceux qui seraient enclins à vouloir justifier coûte que coûte l’existence des leprechauns, j’ai d’ailleurs choisi cet exemple car il a peu de chance d’attirer quelque ire de qui que ce soit. Cependant, l’usage d’hypothèses ad hoc est monnaie courante lorsque quelqu’un voit une explication à laquelle il tient être réfutée et il peut parfois être délicat de les identifier, plus encore de s’en départir. Dans ce cadre, je pense qu’il est utile de se rappeler que se tromper n’a jamais rien de grave si on est prêt à reconnaitre et corriger ses erreurs, ne remet pas en cause sa propre existence et que, cette série sur l’histoire des sciences essayant entre autre de l’illustrer, les plus brillants esprits se sont tous trompés, à un moment ou un autre. Le principe de parcimonie n’est pas toujours d’un usage aisé, mais il peut nous aider.
En complément de cet article, vous pouvez également vous référer à la présentation du principe de parcimonie par Jean-Pierre Luminet.
Notes
↑1 | Ἀριστοτέλης, Φυσικὴ ἀκρόασις. Disponible en ligne. Une traduction en français par Pierre Pellegrin : Aristote, 1999. Physique, Flammarion. Disponible en ligne. |
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↑2 | La seule version que je connais de l’ouvrage en question est cette édition allemande, qui semble faire référence : Manitius, C. (éditeur et traducteur), 1909. Procli Diadochi hypotyposis astronomicarum positionum (Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana), Teubner, Leipzig. Réimpression en 1974 : Teubner, Stuttgart. |
↑3 | Thomas de Aquino, 1265 – 1274. Summa theologiæ. Disponible en ligne. Une version française : Thomas d’Aquin, 1984 – 1986. Somme théologique, 4 tomes, édition du Cerf, Paris. Disponible en ligne. |
↑4 | Gulielmus Occamus, 1319. Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico |
↑5 | William Hamilton, 1852. Discussion in Philosophy, Literature and Education, Longman, Brown, Green and Longmans, Londres. |
↑6 | Ray Solomonoff, 1964. A Formal Theory of Inductive Inference Part I, Information and Control 7 (1), pp. 1 – 22. Doi : 10.1016/S0019-9958(64)90223-2. |
↑7 | Ray Solomonoff, 1964. A Formal Theory of Inductive Inference Part II, Information and Control 7 (2), pp. 224 – 254. Doi : 10.1016/S0019-9958(64)90131-7. |
↑8 | La plus ancienne préfiguration de ce qui deviendra l’éther luminifère que j’ai pu trouver vient de : Isaac Newton, 1704. Opticks: or, a treatise of the reflexions, refractions, inflexions and colours of light, Royal Society, Londres. Une version française traduite par Jean-Paul Marat : Isaac Newton, 2015. Optique, collection « Idem », Dunod. |
↑9 | Albert Einstein, 1905. « Zur Elektrodynamik bewegter Körper », Annalen der Physik, n° 17, pp. 891 – 921. Consultable en ligne. Version française disponible en ligne. |
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